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Lio's blog
16 novembre 2008

On n'est jamais seul sur World of Warcraft

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Antonin Lainé / Fédéphoto pour Le Monde 2

Déguisé en druide tauren, ce joueur a remporté le premier prix au concours qu'a organisé Blizzard, lors de sa convention annuelle, à Paris, en juin 2008.

Quand il a éteint son ordinateur ce soir-là, achevant de guerre lasse sa toute dernière session sur World of Warcraft (WoW), Karim n'a pas pensé à regarder à combien s'élève son played. Dans le langage des jeux vidéo en ligne, ce terme désigne le "temps de jeu cumulé" par un participant depuis sa première connexion. Il se mesure en heures, voire en journées. "Je pense que je devais être à 150 jours", évalue-t-il néanmoins, avant d'arrondir le tout à "une demi-année". Une demi-année ? Sachant qu'il s'était créé un personnage – Mildiou, un druide – aux premières heures du jeu, en 2004, le calcul est simple : ce célibataire de 39 ans, informaticien à Météo France, a passé ces quatre dernières années entre trois et quatre heures par jour en moyenne sur WoW.

Librement consentie, cette fidélité acharnée n'a jamais fait de lui un no-life, ces accros aux jeux vidéo ayant perdu tout contact avec le monde extérieur. Rien, depuis son brusque sevrage voilà une semaine, ne trahit d'ailleurs le moindre manque chez lui. Ni tic ni regret. Ni même la moindre once de soulagement. Avant qu'il ne décide de lui-même d'arrêter, Karim n'était en fait qu'un hardcore gamer – un gros joueur – tout à fait ordinaire, comme il en existe des  régiments sur WoW. Décrocher n'a pas été difficile  :  "J'avais l'impression de connaître par cœur le jeu, de jouer mécaniquement,  par habitude. C'était devenu comme un boulot", explique-t-il.

Il lui a tout de même fallu six mois pour terminer les raids et "donjons" en cours. Six mois, surtout, pour quitter sa guilde, les Viocs, un groupe d'une quarantaine de joueurs réunis au fil des années et au hasard des épreuves. "Au bout d'un moment, c'est principalement cela qui vous fait continuer, poursuit-il. On finit par se connecter uniquement pour dire  bonjour et discuter avec les copains." Parler du jeu bien sûr, mais aussi de la pluie et du beau temps. Raconter ses petits malheurs et ses grandes joies, deviser sur le foot et la politique, demander des nouvelles des gosses (pour ceux qui en ont). Se chambrer, s'engueuler, se draguer, refaire le monde…

Loin des procès en dépendance chroniquement intentés aux univers virtuels, cette socialisation "à distance" est l'un des principaux secrets du succès de WoW, comme l'appellent ses fans. Pratiqué par près de 11 millions de joueurs actifs (dont 2 millions en Europe), le plus populaire des jeux vidéo en ligne au monde est aussi le plus fascinant et le plus chronophage. Plongée dans les entrailles de ce phénomène numérique à l'expansion tentaculaire.

Un jeu sans fin

Un préalable s'impose : décrire WoW en quelques paragraphes. Une gageure, vu l'immensité de ses territoires. Les familiers des romans de Tolkien imagineront cependant sans peine son univers médiéval fantastique, ses cités fortifiées, ses plaines infestées de créatures patibulaires, ses personnages appartenant à deux factions rivales (la Horde et l'Alliance), répartis en "races" (elfes, gnomes, nains, trolls…) et en "classes" (chamans, chasseurs, guerriers, mages…).

Développé par l'éditeur américain Blizzard Entertainment (Vivendi Games), WoW est ce que les spécialistes appellent un MMORPG, acronyme anglais désignant un "jeu de rôle en ligne massivement multijoueur". Sa caractéristique consiste à faire interagir simultanément un très grand nombre d'internautes, lesquels doivent pour cela souscrire un abonnement d'environ 12 euros par mois. D'un point de vue purement scénaristique, le jeu se résume à trois actions principales : occire des monstres, trouver des objets et conquérir des donjons réputés inexpugnables. Chaque abonné, représenté par un avatar, progresse en niveau au fil de ses avancées, améliore son équipement, gagne en expérience, s'enrichit en pièces d'or, achète et revend des armes… Et cela jusqu'à la nuit des temps. WoW n'a en effet pas de fin, Blizzard l'enrichissant régulièrement. Cette spécificité explique son caractère très addictif : non seulement un joueur ne se posera jamais la question de savoir quand se terminera l'histoire, mais il aura tendance à se connecter régulièrement afin de ne pas rater la dernière mise à jour.

D'autres mécanismes encouragent l'accoutumance au jeu. Notamment l'essence même de WoW : l'esprit "tribu". Plus on avance dans l'univers en effet, plus on a besoin des autres. S'agrègent ainsi au jeu des myriades de communautés, appelées guildes, allant d'une poignée de membres à plusieurs centaines.

Par bien des aspects, WoW s'apparente aux messageries instantanées de type MSN ou aux réseaux sociaux tels My-Space ou Facebook. Entre deux quêtes, les joueurs s'écrivent, via des canaux de discussion, ou discutent de vive voix grâce à des logiciels de téléphonie en ligne (Skype, TeamSpeak, Ventrilo…). Tout cela reste évidemment très éloigné des relations humaines telles qu'on les connaît au travail, à l'université, en famille… Encore que.

Idylle

Dans le jargon décidément foisonnant des communautés en ligne, une IRL (in real life, en anglais) est une rencontre dans la "vraie vie" d'internautes ayant l'habitude de se croiser sur le Web. Nathalie appartenait à la même guilde que Karim, les Viocs, quand lui est venue l'envie de mettre sur pied des IRL. "On passe tellement de temps ensemble sur le jeu qu'on se dit que ce serait dommage de ne pas dépasser ce stade. On a envie de se rencontrer pour de vrai, comme le feraient d'anciens élèves qui ne se seraient pas vus depuis longtemps." Environ quarante Viocs ont participé aux trois IRL qu'elle a organisées. Au programme  :   karting, bowling, restaurant… "On est même allés au musée", se félicite-t-elle.

C'est à l'occasion d'un de ces week-ends que Nathalie, alias Taïs dans WoW, a fait la connaissance de Nicolas, alias Guldil. La petite "voleuse" et le "prêtre" – leur classe respective – se sont "remarqués" l'un et l'autre, avant d'apprendre à mieux se connaître sur le jeu, les jours suivants, au cours de quêtes communes. Trois semaines plus tard, les deux tourtereaux se sont revus. Et ne se sont plus quittés depuis. "Nous avons ensuite emménagé ensemble, poursuit Nathalie. Alors qu'il était un gros joueur, Nicolas a arrêté de jouer peu de temps après notre installation. Comme s'il avait désormais un autre but dans la vie…" Des idylles de ce type foisonnent sur WoW. La guilde de Nathalie s'enorgueillit d'ailleurs d'être à l'origine d'un autre couple – Félicie et Sylvain –, union de laquelle est né un petit Lilian voilà trois mois. Preuve qu'il n'y a pas d'âge pour être Vioc.

Jour de galère

La question de l'âge, parlons-en. WoW n'est pas recommandé aux enfants de moins de 12 ans, indiquent les boîtes vendues dans le commerce. Une consigne qu'il est impossible d'imposer, hormis par le contrôle parental. Aussi n'est-il pas rare de croiser de très jeunes joueurs sur ses champs de bataille. Comme Colossius. C'était un jour de galère, avouons-le : Colossius nous avait aidés à trucider des Dos-Hirsutes sanguinaires. Le carnage terminé, s'en était suivi le dialogue suivant :
"Merci de ton aide. Quel âge as-tu ?
– 11 ans.
– Tu rigoles ? Je croyais qu'il fallait avoir 12 ans pour jouer.
– Oui, mais j'en fais 12.
– Et comment se fait-il que tu ne sois pas à l'école ? On est lundi après-midi.
– Je suis malade. Donc, je joue. Et toi, t'as quel âge ?
– 42 ans.
– Nan, c'est pas vrai !!!!!

Et Colossius, élève de 6e, de m'expliquer qu'il jouait à WoW depuis un an grâce à l'abonnement de son père, lui-même joueur. On s'était séparés en se promettant de "quêter" ensemble à nouveau, un de ces jours…


C'est un mélange d'"Au théâtre ce soir" et du Seigneur des anneaux. Tous les premiers lundis de chaque mois, une soirée "conte" est organisée dans la bibliothèque de Forgefer, l'une des six capitales de WoW. Entre 30 et 50 personnages en moyenne s'y retrouvent afin d'improviser – par écrit – autour d'un thème donné. Le langage est ici soigné, loin du français phonétique qu'utilise la grande majorité des joueurs de WoW. Avec une grâce toute médiévale, les participants s'inclinent pour se saluer, se vouvoient, certains finissent leurs phrases par "n'est-il pas", pendant que d'autres se noient dans d'interminables monologues mettant en scène des monstres légendaires…

Inutile de chercher : ce genre de manifestation – très reposante à côté des tueries qui font l'ordinaire du jeu – ne figure pas parmi les épreuves conçues par les scénaristes de Blizzard. L'initiative vient d'une guilde, les Aigles de Wildhammer, dont la particularité est d'être composée uniquement de nains. Refuser la diversité raciale est plutôt une aberration dans un jeu où la complémentarité des profils est indispensable à une bonne progression. Mais tout le plaisir est justement là : cette confrérie de lutins barbus revendique une approche dite "jeu de rôle", où l'interprétation théâtrale prime sur l'aspect purement compétitif. De nombreuses guildes s'inscrivent dans la même veine. Toutes rivalisent d'imagination pour créer des "événements" destinés à animer le quotidien du jeu : concours de beauté, épreuves de saut en parachute, duels à coup de canne à pêche, batailles de boules de neige, courses d'orientation, cérémonies de mariage (entre personnages)… Tout est prétexte à détourner les mécanismes et les objets du jeu.

C'est ainsi que l'on assista, en 2007, à des Jeux olympiques "à la mode WoW". Ou encore à une Marche de la paix à laquelle participèrent 200 avatars issus des deux factions ennemies, la Horde et l'Alliance. Son promoteur s'appelle Kolstone. Il a 40 ans et est réparateur de photocopieurs dans la vie. Exégète des écrits fondateurs de WoW, Kolstone est persuadé que les "Hordeux" et les "Ally" n'ont d'autre choix que de s'entendre, sous peine de périr un jour sous les griffes d'une force obscure. Organiser une autre marche pacifique est son souhait le plus cher. Mais Kolstone n'y croit guère : "C'est impossible aujourd'hui. Il y aurait trop de mecs qui viendraient foutre le bordel." Trop de Kevin, dans l'argot en usage.

Agit-prop

Kevin est le garnement horripilant du film Maman j'ai raté l'avion (1990). Dans WoW, le prénom est attribué de façon péjorative à ces joueurs, généralement adolescents, dont le plaisir jubilatoire est d'empêcher les autres de jouer. Ce qu'ils font, soit en polluant d'insultes les canaux de discussion, soit en harcelant ceux qui ont le malheur de croiser leur chemin. Ces trublions ne sont pas les seuls à être affublés d'un surnom sur WoW. Les Roxor désignent ainsi des joueurs particulièrement chevronnés, les Kikitoudur sont des rouleurs de mécaniques, les casuals, des joueurs occasionnels et les noobs – contraction de newbie – des débutants.

Faire cohabiter tout ce beau monde au jour le jour n'est pas simple. Blizzard s'y emploie grâce à une unité de régulation composée d'une trentaine de "maîtres de jeu" (MJ) pour les seuls serveurs francophones. Si son rôle principal consiste à donner des conseils aux joueurs qui peinent à exterminer un dragon, cette patrouille est aussi là pour faire la police : inciter tel Kevin à stopper ses agissements, ou demander à tel avatar de changer de nom car celui-ci fait référence à une personnalité connue… Les MJ n'interviennent que sur dénonciation et doivent envoyer trois messages de sommation avant d'infliger le châtiment suprême : supprimer le compte de l'abonné.

On devinera sans peine que l'esprit potache qui règne sur WoW ne facilite pas leur travail. Julien, un ancien MJ aujourd'hui au chômage, se souvient d'une guilde appelée les Troll-iques anonymes, dont chaque personnage s'était attribué le nom d'un alcool fort. Le clan a dû changer d'état civil. Ce que n'ont pas fait, en revanche, les nombreuses Ségolène apparues sur WoW pendant la campagne présidentielle – une chasseresse elfe a bien le droit, après tout, d'avoir le même prénom qu'une femme politique…

Etats d'âme

Blizzard doit aussi composer avec les états d'âme – grandissants – des uns et des autres. Plusieurs catégories de clients mécontents se distinguent là aussi. Il y a d'abord les nostalgiques, ces vétérans du jeu qui râlent devant l'afflux de nouveaux abonnés. "Avant, il suffisait de se promener au hasard pour croiser des joueurs avec lesquels on avait déjà fait des quêtes. WoW était alors une ville de province. Maintenant, c'est Paris", regrettent Laetitia et Lilian, deux responsables d'une des plus anciennes guildes du jeu, Warsong Fury.

Il y a aussi les frondeurs, qui se déchaînent sur les forums de discussion pour remettre en cause les principes mêmes du jeu : "Certains voudraient que soit modifié le système de progression des personnages qui donne un avantage à ceux qui ont du temps pour jouer. D'autres dénoncent le fait qu'il faille parfois répéter mille fois une même tâche pour avancer. Sans compter ceux qui s'estiment insuffisamment reconnus par Blizzard : eux aimeraient par exemple pouvoir planter le drapeau de leur guilde là où ils ont vaincu un monstre", énumère le chercheur Frank Beau, qui a piloté l'ouvrage collectif Culture d'Univers (Ed. FYP, 2007).

Les plus virulents restent toutefois les joueurs HL (high level : haut niveau). Compétiteurs dans l'âme, ceux-là se tirent la bourre, par guildes interposées, pour conquérir en premier les donjons. Le problème ? Ils vont vite. Au point que les développeurs de Blizzard n'arrivent pas à suivre. Entre le printemps 2006 et l'hiver 2007, les meilleures guildes françaises sont ainsi restées neuf mois sans la moindre nouveauté à se mettre sous la dent, ce qui a entraîné une grogne contagieuse sur le réseau. Comme l'écrivait récemment Drijoka, l'animateur d'aAa (Against all authority), l'une des guildes les plus influentes : "Beaucoup de joueurs s'emmerdent sur WoW."

Comme à l'armée

Le fin du fin, dans WoW, est tout de même de terrasser un boss – nom donné aux gardiens de donjon particulièrement dangereux. Y parvenir suppose d'attaquer à plusieurs et de se plier à une discipline quasi militaire. Les ordres émanent généralement d'un chef d'artillerie, secondé par deux ou trois sous-officiers chargés des aspects stratégiques – le reste des troupes étant affecté aux tâches de terrain : tirs à distance, combats au corps à corps, incantations de sortilèges… Les manœuvres exigent une synchronisation collective d'une précision absolue. Et force patience. Même pour une guilde HL, tuer un boss peut nécessiter jusqu'à un mois d'assauts répétés – à raison de cinq heures par soir et de six soirs par semaine. Afin de se donner les meilleures chances, certaines équipes ne reculent devant rien pour recruter les joueurs les plus doués : dotation en matériel informatique, prise en charge des frais d'abonnement, primes… Ces virtuoses de la souris et du clavier sont cependant encore loin de pouvoir vivre de leur art – ce qui est le cas en Corée du Sud, où existent des gamers professionnels. Mais "on y viendra, c'est inéluctable", estime Drijoka.

N'entre évidemment pas qui veut dans ces clubs très fermés. S'il ne jouit pas d'une solide réputation, un joueur, avant de se faire enrôler, devra ainsi envoyer un CV (détaillant notamment son équipement en armes), écrire une lettre de motivation et subir un entretien audio. Une période d'essai d'un mois sera également requise, comme dans le monde du travail. Un parallèle que ne renie pas Cedrix, 33 ans, responsable de Millenium, l'une des toutes meilleures guildes françaises : "Mon rôle est effectivement comparable à celui d'un chef d'entreprise. Je dois gérer un effectif sur le court et le long terme, remplacer les absents, gérer les conflits… Nous sommes avant tout des coéquipiers. Pas forcément des amis." Régie sous forme associative, sponsorisée par plusieurs entreprises d'informatique, Millenium affiche un budget annuel de 50 000 euros et compte même un salarié dans ses rangs (pour entretenir le site Internet de la guilde). Sauf que l'argent ne fait pas tout. Le nerf de la guerre, dans WoW, reste bel et bien le temps. "Millenium ne pourra jamais rivaliser avec les Suédois, qui finissent le travail à 16 heures et ne connaissent pas le sacro-saint dîner de 20 heures. Eux peuvent jouer dix heures par jour, il est normal qu'ils soient les meilleurs en Europe. On en est loin", se désole Cedrix, prof de maths dans un IUT de Marseille, et dont le played s'élève – excusez du peu – à 255 jours.

Et que devient Karim, notre hardcore gamer repenti ? Deux mois plus tard, sa grande fierté est de ne pas avoir rallumé… "la télévision, que j'avais provisoirement éteinte quand je m'étais lancé dans WoW ", s'amuse-t-il. Photographe amateur, il occupe désormais ses soirées à classer ses clichés. Le cinéma, la BD, les expositions, la cuisine constituent ses autres loisirs – qu'il pratique avec le sentiment d'avoir "plus de temps" qu'avant. WoW ? Karim n'a pas replongé. Mais ne s'interdit rien. La nouvelle extension du jeu – la deuxième, Wrath of the Lich King – vient de sortir le 13 novembre. Une lueur éclaire son regard  :  "On pourra toujours revenir."

Frédéric Potet, "guerrier tauren"

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